FREMIN Alfred, Marie (1924-1997) FNFL (suite)

Le témoignage de sa fille Arielle

 

© Arielle Frémin

              Mon père a rejoint les Forces Françaises Libres l'été 1940, il n'avait pas encore 18 ans. Avec des amis, ils ont trouvé des tracts appelant à rejoindre le Général De Gaulle en Angleterre, et ils ont signé. Mon père a menti sur son âge, mais visiblement, les recruteurs n'étaient pas très exigeants sur les papiers officiels.

 

Ma grand-mère ne l'a appris que juste avant le départ, elle était furieuse, mais rien n'a pu empêcher mon père de s'en aller combattre. Il n'a jamais beaucoup parlé des batailles ou des moments difficiles.

Il m'a juste raconté qu'un de ses amis, d'origine russe était mort dans ses bras. Visiblement c'était quelqu'un de très courageux, il a même voulu donner à un de ses enfants un prénom russe en hommage à cet ami disparu. J'aurais dû m'appeler Anouchka, et si j'avais eu un frère il se serait appelé Yvan, comme son frère d'arme. Mon père n'a jamais eu de fils, et les services de l'état civil lui ont refusé un choix de prénom qui, pour la France des années soixante, sonnait trop exotique. Nous n'avions pas d'ascendance russe, Anouchka a été refusé en 1963, et aussi trois ans plus tard, à la naissance de ma sœur. Il lui a été proposé de nous donner ce prénom en deuxième position, mon père a refusé, c'était en première position ou rien. Voilà qui résume bien son engagement. 

 

Quand mon père nous racontait la guerre, il préférait nous parler de ses virées à terre en Angleterre ou aux Etats-Unis avec les copains. C'était la tournée des bars, et s'enivrer jusqu'à tomber par terre dans le caniveau pour oublier les horreurs dont ils avaient été témoins. Les bagarres aussi, ils étaient des soldats, des guerriers et personne n'allait se mettre en travers de leur chemin. Ils nous parlait de ses conquêtes, Monica la petite anglaise dont il était fou amoureux et qui rendait encore ma mère jalouse des années après. Il disait pour la faire enrager qu'il avait certainement une ribambelle d'enfants de l'autre côté de l'Atlantique.

 

Il y avait sa marraine de guerre aussi, Helen Folroe. Toute sa vie il a gardé une petite image pieuse commémorant son décès le 22 juillet 1956 à Hicksville, NY. William et Helen ont vraiment été des parents de substitution. Ils n'avaient pas d'enfant et considéraient mon père comme leur fils, ils ont même voulu l'adopter.

 

 

Il a toujours gardé une tabatière dont ils lui avaient fait cadeau. C'est un bel objet bleu, avec le portrait d'un cheval peint sur l'une des faces. Ils adoraient leur cheval, c'était un bien précieux pour eux, et ils ont tenu à l'offrir à mon père. Les lettres d'Helen ont aidé mon père à tenir pendant ces années si difficiles. Je l'ai gardée. La nationalité américaine a été proposée à mon père à la fin de la guerre. On lui proposait d'avoir de nouveaux parents, un nouveau pays, il n'a pas voulu, toujours fidèle, toujours patriote, "Je suis né Français, j'ai combattu pour la France, je ne peux pas être Américain".

 

 

     Quand il est rentré en France, au Havre, tout était détruit. Son immeuble, sa rue et sa famille avaient disparu. Un choc supplémentaire pour lui. Il a fini par retrouver sa mère et sa sœur qui avaient fui en Bretagne d'abord, le pays d'origine de notre famille, puis à Paris. Il est apparu tel un revenant à la porte de leur appartement, ma grand-mère le croyait mort. Elle m'a raconté qu'elle avait trouvé qu'il avait grandi et maigri, son uniforme était devenu trop court.

Un enfant était parti, un homme rentrait. J'imagine ce qu'ils ont pu se raconter, l'exode de la famille, sur les routes, à pied, le bombardement du Niobé, sous les yeux de mes grands-parents qui avaient refusé d'y embarquer pour ne pas être séparés.

 

Que faire après la guerre, quand on a 22 ans et seulement un certificat d'étude en poche ? Les autres avaient continué leurs études, ils avaient un travail, lui, rien, et l'incompréhension autour de lui : Tu as quitté la France ? Tu t'es planqué ?”

 

      Une carrière dans la marine s'offrait à lui, il pouvait rester dans la Royale, avec la perspective de partir en Indochine. Il en avait assez de la guerre et d'obéir à des ordres. L'armée et sa froideur ne lui convenaient pas. Un gradé lui avait annoncé la mort de son père d'une manière toute militaire : “Frémin, ton père est mort”, pas une parole de plus. La réaction du Général De Gaulle aussi, “vous n'avez fait que votre devoir”. Le Général qu'il a admiré toute sa vie, l'a déçu. C'était un homme d'une classe supérieure qui ne se rendait pas compte du sacrifice qu'avaient fait ses jeunes gens, le temps ne se rattrapait pas. Ils auraient eu besoin d'aide pour reprendre des études, faire des formations, ils auraient eu besoin de plus de considération, Ils avaient participé, au péril de leur vie, à la libération de la France, et on les traitait avec un mépris certain.

 

        Mon père s'est marié à 38 ans, avant cet âge il a connu une vie de bohême, il est devenu marin de commerce, comme tous les hommes de la famille depuis des générations. Il a vécu sa jeunesse en décalé, mais ça n'était pas pareil. Malgré les sentiments qu'il éprouvait pour ma mère et pour ses “filles chéries” comme il nous appelait, une mélancolie profonde s'était installée chez lui. Je l'ai toujours connu déprimé, il ne sortait pratiquement pas de la maison quand il était en congé, il lisait beaucoup, mais semblait en dehors de la vie. Il avait une culture impressionnante, parlait et lisait l'anglais. Il est resté matelot toute sa carrière, il a suivi des cours pour progresser, mais il ne se présentait pas aux examens. Il semblait ne jamais être à sa place. 

 

En pensant à sa vie, je suis admirative bien sûr, mais je ne peux m'empêcher de trouver que son potentiel assez exceptionnel a été gâché par les circonstances. Il a eu toute sa vie l'impression de quémander un peu de reconnaissance.

 

   Mais quand on a la fibre de l'engagement, elle ne nous quitte jamais. Il a trouvé une nouvelle cause, la défense des droits des marins. Très vite, il a pris sa carte au Syndicat des Marins CGT, il est devenu délégué et a représenté ses camarades durant des années. Il les défendait auprès de la direction d'Esso et régulièrement des lettres arrivaient à la maison, remerciant mon père pour telle ou telle action qui avait permis de régler une situation délicate. Il participait à toutes les manifestations, lui qui ne sortait jamais, pour « montrer que nos voix comptent aussi ».

 

Nous n'avions pas le droit de l'accompagner, les rassemblements peuvent toujours mal tourner, mais nous devions aller avec nos parents au bureau de vote quand il y avait des élections. Il n'a jamais manqué un scrutin, et quand il était en mer, ma mère avait procuration pour voter à sa place. Il épluchait toute la presse et regardait toutes les émissions politiques. Très tôt il a su quelles étaient les conséquences des décisions de certains dirigeants. Toute sa vie, il a œuvré pour rétablir les injustices créées par ces décisions, et il a essayé d'y participer à son niveau.

 

Le Havre, 22 avril 2021

Arielle Frémin

 

 

Le bachi de Alfred Frémin

© Arielle Frémin

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