PRIGENT Jean FNFL                              Bateau-Pilote Georges Leverdier

Archives Béatrice Prigent, sa petite-fille

Jean PRIGENT est né au Havre le 14 Avril 1904. 

 

Allocution prononcée par Monsieur Despréaux en 1950

Président du Syndicat des pilotes de la Seine

A l’occasion de la remise de la Croix de Guerre

 

A Monsieur Jean PRIGENT, patron du « Georges LEVERDIER »

 

Monsieur l’Administrateur, Commandant, Mesdames, Messieurs

 

Mon cher PRIGENT

 

En embarquant il y a quelques instants sur le « Georges LEVERDIER » et en me retrouvant dans ce salon, il me semble être brusquement reporté dix ans en arrière, au jour de Juin 40 à DARTMOUTH. Que de souvenirs bouleversants cela n’évoque-t-il pas,  pour moi et pour nous tous...

Juin 40 ! Un été magnifique. Une mer limpide et calme que le soleil fait intensément miroiter ! Au lointain, les collines du Calvados où se remarquent les taches blanches des grands hôtels de Deauville et de Trouville. De l’autre côté, Le Havre étend la masse de son port et de son agglomération industrielle prolongée jusque vers la Hève par le charme et la grâce des villas du Nice Havrais. Entre ces deux sites, également enchanteurs, la Seine, fleuve royal,  vient majestueusement mêler aux eaux marines la masse de ses eaux calmes. Tout au loin, là-bas, les collines de Tancarville et du Hode ferment l’horizon au-delà duquel s’étend un pays  riche et fertile où la Seine allonge paresseusement ses méandres argentés. La France, Terre heureuse, devrait, en pleine quiétude, jouir intensément du charme qui se dégage de toutes choses, charme qui fait de ce pays un des plus attachants qui soient, et qui entretient au cœur de ses habitants un amour passionné dont ils m’ont d’ailleurs bien souvent la pleine révélation que lorsqu’ils s’en trouvent temporairement éloignés.

Hélas ! Pour la troisième fois en moins d’un siècle, les armées allemandes sont là, qui avancent, serrant sur leur passage la ruine et la destruction. Les blindés foncent sur les routes dans un fracas de tonnerre. Dans le ciel, le vrombissement des avions précède de peu les explosions des bombes. En mer, les sous-marins rodent, et près des côtes, les mines tendent aux marins leurs pièges sournois.

 

8 Juin ! La catastrophe se précise et s’amplifie ! Plus de 100 navires sont à quai dans le port de Rouen. Pas un seul ne doit tomber aux mains de l’ennemi. Navires, remorqueurs, chalands, engins portuaires, tout ce qui peut naviguer descend la rivière. Mais il n’y a pas assez de pilotes pour servir tous ces navires. Pour eux, l’heure du départ n’a pas encore sonné. Sur rade, le Georges LEVERDIER est à son poste, se faufilant dans un étroit chenal de nécessité dont en ne peut s’écarter sans danger de mort. Les Pilotes débarquent, le Georges LEVERDIER se hâte vers le port pour qu’au plus vite ils puissent regagner Villequier où d’autres navires attendent. Et le Georges LEVERDIER se hâte de nouveau vers la rade.

Copyright Béatrice Prigent

11 Juin ! Les Allemands ont dépassé Rouen. Après Rouen, il faut évacuer Le Havre. Le Georges LEVERDIER  dont le rôle en tant que bateau-pilote de Rouen est terminé, va participer à cette évacuation. Et ce n’est que le 13 Juin, lors que de tous côtés les explosions se succèdent sans interruption, que sa mission terminée, le Georges LEVERDIER accompagné de l’ALBERT FAROULT, quitte Le Havre, emmenant à son bord les derniers pilotes, vers un port de l’Ouest où peut être il y aura encore des services à rendre. Saint Malo est atteint, puis Paimpol.

Au cours de ces journées terribles, comme dans les jours et les semaines qui les ont précédées, les équipages des deux bateaux pilotes ont fait preuve d’un courage et d’une abnégation qui pour n’être que les expressions du devoir, n’en méritent pas moins d’être mentionnés. Mais l’heure douloureuse n’a pas encore sonné.

18 Juin ! Brest est évacué. La débâcle est totale. A Paimpol, les deux navires qui ont échappé aux mines et aux bombes vont-ils tomber aux mains de l’ennemi ? L’heure de la décision est venue. Il faut tout quitter, tout abandonner. Il faut laisser derrière soi des familles tremblantes d’angoisse. Il faut sauver les navires.

Sous la direction de Messieurs Bertrand et Fauchon, pour l’Albert FAROULT, Ménage et Lewintre pour le Georges LEVERDIER, c’est sous la conduite de leurs équipages,   tous pleinement conscients du sacrifice qu’ils commettent, que les deux navires quittent Paimpol et se réfugient, le premier à Belfast,  le second à Dartmouth où il arrive le 20 au soir.

Réfugié moi-même à Dartmouth où je suis arrivé 24 heures plus tôt avec le dragueur « Keryado » que je commande, et où se sont déjà groupés autour de mon bâtiment quatre autres petits dragueurs français, je suis avisé le 21 au matin de la présence du GEORGES LEVERDIER. A nous tous, nous formons une petite colonie d’environ 150 marins français. Si hospitaliers que soient nos alliés britanniques, nous nous trouvons tellement désemparés, tellement bouleversés par les évènements que nous venons de vivre, par la rapidité d’une débâcle que l’on n’arrive pas à comprendre, nous avons tant de peine à réaliser notre situation que nous sentons l’impérieux besoin de nous grouper, de nous serrer les coudes.

 

Le GEORGES LEVERDIER est incorporé à notre flottille qui constitue un petit noyau de D.C.A. dont l’efficacité permettra d’abattre, un jour de juillet, un bombardier allemand.

A bord la vie s’organise. Mais l’inaction et le manque de nouvelles provoquent bientôt leurs effets démoralisants sur les équipages. L’annonce de la signature de l’Armistice qui fait de la France une nation vaincue et l’occupation de plus de la moitié du territoire par l’ennemi, le fait qu’aucune nouvelle ne peut plus nous parvenir de nos familles font que les plus forts et les plus résolus se prennent à douter et à désespérer de l’avenir.

Le 4 Juillet au matin tous les navires de guerre français sont occupés militairement et parfois durement par nos alliés de la veille. Le 6 juillet, c’est la tragédie de Mers-el-Kébir !

Le 7 juillet, le Richelieu est gravement endommagé à Dakar !

Autant de drames déchirants nés d’un malentendu, et dont la plupart n'arriveront jamais à percer le mystère.

Le 17 Juillet enfin, tout est consommé. Il n’est pas possible aux anglais de conserver immobiles dans leurs ports de nombreux navires dont ils ont le plus grand besoin, alors qu’ils mettent tout en œuvre pour repousser un éventuel débarquement allemand. Les marins français de commerce sont invités à se mettre avec leurs navires à la disposition du Ministry of War Transport. Certains, et ce sont malheureusement les plus nombreux (mais comment ne les excuserait-on pas), découragés, démoralisés, inquiets des leurs (le bruit a été répandu que des représailles seraient exercées contre la famille de ceux qui rejoindraient les forces alliées), certains n’auront plus assez de courage moral pour faire d’un bloc le sacrifice de tout ce qui leur est cher et pour assumer d’un coup la responsabilité d’un devoir qu’il est impossible de définir avec certitude.

Parmi ceux qui consentent à ce sacrifice, PRIGENT, entré au Pilotage de la Seine en février 1926, sous-patron du GEORGES LEVERDIER depuis 1933, a entendu la voix de son courage et n’a pas hésité à prendre ses responsabilités comme il en a l’habitude. N’a-t-il pas en Février 1927 donné déjà un magnifique exemple de courage poussé jusqu’à la témérité en armant avec un camarade un canot de mise à bord, en pleine tempête de Noroit, par une mer démontée, pour sauver un autre camarade dont le canot retourné par une lame avait projeté son occupant dans les éléments déchaînés ? Et la médaille de sauvetage qui vint récompenser une telle action n’est-elle pas un témoignage de votre  courage et de sang-froid ainsi que de vos brillantes qualités de marin ?

Ainsi donc, PRIGENT a décidé de continuer la lutte et demeure à bord de son navire dont il sera désormais patron. Mais dans sa décision est intervenu un facteur que je tiens essentiellement à souligner car j’en connais personnellement toute la valeur. Et me tournant vers vous, Madame, c’est avec une émotion sincère et profonde que je vous salue en rendant hommage à vos qualités d’épouse et de mère, courageuse autant que votre mari, confiante dans votre destin comme dans le sien et résolue à faire vôtre le sacrifice qu’il vous imposait. Et c’est parce que votre mari vous savait courageuse, confiante et résolue qu’il a pu trouver en lui la force morale nécessaire à l’accomplissement de son devoir.

Le 5 Août 1940, je quitte Dartmouth avec mes dragueurs pour rallier Londres. Et en quittant le port, je me retourne une dernière fois pour apercevoir au loin le GEORGES LEVERDIER qui demeurera là  encore pour quelque temps, ayant à son bord outre PRIGENT et son canotier, Monsieur MENAGE, que je ne devais plus revoir puisque la mort le frappait brutalement au cours du dernier bombardement du Havre à la veille de la libération de la ville, et Monsieur LEWINTRE que je revis après la guerre avec beaucoup de plaisir et aussi d’émotion et qui avait été très heureux, s’il en avait eu la possibilité, d’être présent à cette manifestation.

Dix années ont passé ! Dix années pendant lesquelles chacun a suivi la voie de son destin. Pour certains cette voie a été plus ou moins aventureuse, plus ou moins discontinue, au gré des évènements. Pour d’autres et en particulier pour vous, mon cher PRIGENT,  cette voie a été si parfaitement continue qu’en dehors de vos périodes de repos, vous êtes resté fidèlement attaché à votre navire, à ce navire où nous avons le plaisir de nous réunir aujourd’hui pour honorer vos services et vos qualités, en vous remettant une distinction hautement méritée et qui, si elle a été un peu trop longue à attendre, me vaut au moins le très grand plaisir de vous la remettre personnellement.

Jean Prigent, à gauche. (copyright Béatrice Prigent)

Jean Prigent à droite. (Copyright Béatrice Prigent)

Copyright Béatrice Prigent

En Avril 1941, après une longue période d’inactivité forcée puis de remise en état, le GEORGES LEVERDIER appareille pour rallier en Islande la station qui lui a été assignée. Et pendant trois longues années, vous assurerez, jour après jour, devant REYKJAVICK, dans les conditions les plus dures et les plus terribles dues au mauvais temps, au froid, aux tempêtes de neige et aux interminables nuits d’hiver, le service d’arraisonnement. Il n’est guère possible de se faire une idée exacte de ce que cela représente de fatigues, de coups durs, d’émotions, de risques, mais aussi de satisfactions d’avoir bien fait son devoir et bien rempli sa mission. Vous seul pourriez nous dire, en rappelant des souvenirs parfois dramatiques et parfois, aussi sans doute, plaisants, toutes vos émotions, tous vos soucis, comme aussi tous vos espoirs. Et bien que le temps efface ou estompe bien des souvenirs, je suis bien certain qu’il vous arrive fréquemment de faire revivre devant les vôtres et devant vos amis quelques-uns des nombreux incidents au cours desquels vos qualités de marin et d’homme ont eu l’occasion de se manifester.

 

Mai 1944 ! L’heure de la délivrance approche pour ceux qui subissent depuis quatre ans le joug et la loi de l’ennemi. Le GEORGES LEVERDIER revient en Angleterre afin d’être prêt à reprendre son poste en rade de la Carosse.

Octobre 1944 ! Enfin ! ... vous quittez l’Angleterre !

Dans quelques heures, vous connaîtrez l’émotion profonde de revoir, enfin après 52 mois d’absence, d’abord une ligne imperceptible qui grandit d’instant en instant et où, bientôt des taches connues, des repères apparaissent. Côtes de France qui vous sont si familières qu’il semble soudain qu’on ne les ait quittées que la veille. Une émotion intense qui embue les yeux des plus endurcis vous étreint et vous serre la gorge. Les yeux regardent et le regard s’accroche. Une joie immense vous emplit le cœur. Oh ! Terre de France, comme il est doux de te revoir. Comme il est bon de revenir vers toi ! Et les yeux cherchent instinctivement un repère qui n’apparait plus à la place coutumière. Hélas ! La ville du Havre est brisée, anéantie.

En entrant au port, ce ne sont partout que des ruines, un chaos indescriptible de pierres éparpillées, de fers tordus, de hangars béants, de quais effondrés, de navires coulés et chavirés.

Le Havre n’est plus comme tant d’autres qu’une ville effroyablement meurtrie, mais non pas morte, car en dépit des blessures qui l’accablent, une activité intense s’y manifeste. La guerre n’est pas finie, l’ennemi n’est pas totalement vaincu, il faut poursuivre l’effort.

 Que sont devenus dans tout ce désastre ceux qui ont été notre raison de vivre et d’espérer ? On se retrouve ! Enfin ! Minute trop poignante qu’on ne peut décrire par de simples mots. Joie ! Bonheur ! En un instant, toutes les peines, tous les sacrifices effacés...

Et puis, très vite, beaucoup plus vite sans doute qu’on l’aurait pensé, la vie reprend avec son habituel cortège de soucis, mais aussi de joie et de bonheurs familiaux que l’on a du moins la douceur de partager avec les siens.

Pour vous mon cher PRIGENT,  cette vie de tous les jours sera la continuation d’une carrière de marin déjà longue et où vous n’avez jamais ménagé votre peine, ni votre dévouement.

Décorations de Jean Prigent (Archives Béatrice Prigent)

Mes chers amis, je m’excuse d’avoir si longuement retenu votre attention. Décoré de la BRITISH EMPIRE MEDAL pour services rendus à la cause alliée, Monsieur PRIGENT reçoit aujourd’hui la Croix de guerre avec étoile de vermeil que lui confère la citation suivante :

 

«  Comme patron du bateau pilote GEORGES LEVERDIER, a participé en Juin 1940 à l’évacuation de la population du Havre dans des conditions qui lui ont valu les félicitations de l’autorité maritime ;

Réquisitionné avec son bâtiment par l’Amirauté Britannique, a effectué de 1941 à 1944, avec une conscience professionnelle et un courage remarquables, le service de l’arraisonnement dans des parages où la navigation était particulièrement rude et dangereuse.

Rentré en France en octobre 1944, a repris immédiatement son service de pilotage au port du Havre, faisant preuve une fois encore, de son zèle infatigable à servir ».

Cette citation, à l’Ordre du Corps d’Armée, comporte l’attribution de la Croix de guerre avec Etoile de vermeil.

 

Mon cher PRIGENT, c’est avec une joie très vive, mais aussi avec une émotion profonde que j’épingle sur votre poitrine une distinction si pleinement méritée et que je vous adresse mes plus chaleureuses félicitations.

Madame, je regrette qu’aucune décoration ne soit prévue pour récompenser les épouses et les mères qui comme vous ont fait preuve des belles qualités et des plus hautes vertus dans l’accomplissement de leur devoir familial quotidien. Que du moins ces quelques fleurs soient un hommage bien modeste que nous vous prions d’accepter pour votre courage et votre abnégation.

Et puisqu’en France la tradition veut qu’une telle cérémonie s’achève en portant un toast à la santé de ceux que l’on honore, je vous invite, mes chers amis, à lever vos verres à la santé de Monsieur PRIGENT et de sa famille, en lui adressant notre sincère admiration et notre très vive reconnaissance pour le zèle et le dévouement dont il n’a cessé de faire preuve au cours de ses 26 années de service au Pilotage de la Seine".

 

(Archives Béatrice Prigent)

Jean Prigent a tenu son journal de bord durant toute la guerre. De larges extraits, mis à notre disposition par Béatrice Prigent, ont été publiés  dans "L'Odyssée des 500 Français Libres du Havre".

En juin 2017, lors de l'Exposition "Revival 1940-1945"  à l'AMAC, s'est tenue une conférence sur le départ de Paimpol  vers l'Angleterre des bateaux-pilotes Albert Faroult et Georges Leverdier, le 19 juin 1940. Cette conférence s'est appuyée sur les parcours des Havrais  Jean Prigent et  Jean Saliou.

Par ailleurs, ont été exposés dans une vitrine les décorations, le journal de bord et l'indispensable petit dictionnaire franco-anglais qui  servit à Jean Prigent  durant toute la guerre, car l'équipage du Georges Leverdier  était entièrement britannique !

Jean PRIGENT est décédé au Havre le 31 Mai 1974, à l'âge de 70 ans.